- II - Et sur les bureaux d'inscription il y avait toujours un petit sac d'étoffe dans lequel se trouvaient les petits morceaux de papiers portant l'initiale de la langue qu'un élève allait apprendre durant toute sa vie éducative. On disait que ces petits papiers étaient également partagés entre trois langues ; mais tout le monde savait (au moins, moi, je le savais personnellement) que le contenu de ce sac était totalement consacré au français, et rarement à l’allemand. Et pendant ce moment bien fragile de l'inscription, si l'on vous tend ce maudit sac, il était absolument certain que le papier que vous alliez en sortir serait français… Et papa, qui m'avait déjà acheté un livre scolaire anglais (celui-là même sur lequel j'avais déjà commencé à étudier), n'avait malheureusement pas suffisamment d'argent pour en donner au cercle de l'école. Il n'avait pas non plus un piston pour arranger cela par un coup de téléphone. Alors, un beau jour automnal, moi, maussade, déçu… Devant les yeux émus où l'on pouvait lire l'espoir, si faible, du pauvre cheminot, du papa, on m'avait fait mettre la petite main dans ce petit sac noir… Et voilà, le sort fatal : un grand « F » gribouillé sur le petit morceau de papier au bout de mes doigts ! L'initiale de ma future deuxième langue, le français…Vous pouvez imaginez ma déception infernale ? Je n’ai aucune idée si les administrateurs avaient été au courant mais, arrivé au bout de mes nerfs, mes larmes prêtes à couler, mes dents serrées, j’enfonçais les quatre doigts de ma main droites dans la paume de celle de droite. Ce que je me rappelais de cette scène énormément touchante, ce n’était que les regards de papa, les regards glauques pleins de mélancolies qui trouent un visage blond rougi de colère… La casquette brune à l’une de ses mains, tandis que ses doigts tremblant de la main libre essayaient de me caresser les cheveux blonds pour, le pauvre cherchait à trouver des mots pour me consoler. Il me semble que c’était l’un des rares moments où papa se sentit si incapable et qu’il se révoltait contre sa situation sociale modeste. Je n’étais pas un voyant ni un devin mais j’en étais sûr, puisque je pressentais les mêmes sentiments. Alors il ne restait plus à papa qu'à acheter un nouveau livre scolaire, mais cette fois-ci français. Puis il m’avait traîné au marché pour le faire, ainsi que pour me commander un bon cornet de glace au citron. La délicieuse glace nappée de chocolat de l’Oncle Mahir, dont je n’ai, pour la première fois, aucun plaisir de lécher durant la longue promenade sous les arbres de trottoir de l’unique boulevard de Sivas, ville modeste, bien négligée malgré son passé historique et sa situation géographique convenable devenir une ville bien touristique. Voilà, ce fut mon cas, enfin ! Eh bien, après m'être initié au français qui allait devenir ma deuxième langue dans ces circonstances bien tristes, j'ai fini par rapidement l'adopter et je l'ai enseigné à des milliers de jeunes durant trente années, et traduit des dizaines de livres de cette langue… Enfin aujourd'hui, j'ai constaté que ma langue maternelle était loin de répondre à mes attentes à propos d'avoir un public plus large… Or j'étais sûr de la qualité de mes romans et nouvelles. D'autant plus que ma carrière de critique, et un petit peu celle de traducteur m'avait ouvert de grandes perspectives. Un monde où je pourrais me placer à un niveau précis parmi un tas d'autres écrivains… Alors il me restait une chose : Écrire en langue française… |
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