Ou Histoire Tragique et Un Peu Comique d’Une Ancienne Femme de
Ménage
Puis après, tu sais c'que je lui ai dit ? "Paysanne toi-même,
imbécile ! Tu sais même pas t'farder les yeux." Dis donc, t'as
pas vu ses yeux, hein ? Aie, mon sucre, grande perte ! J'suis
très triste pour vous... Eh bien, ces cartes de jeux m'énervent
! Et moi qui allais faire de la divination avec, tu parles !
J'ouvre, j'rouvre et puis ça se bloque quelque part. As de coeur
ou quoi, se cache quelque part pour m'embêter. Aie ! Mince !
Avec ces bigoudis qui commencent à me faire mal ! Attends, j'en
enlève deux, ça me tranquillisera... Hi ! Puisqu'elle m'humilie,
si elle savait quelque chose au moins ! Faut pas croire, hein,
c'est d'la chance qu'elle a ! Je te jure qu'elle n’a aucune
beauté. Veut-tu un aveu franc : avec tes habits de femme de
ménage, t'es plus belle qu'elle.
Voilà, prends la poussière des canapés maintenant. Pas avec le
détergent, avec l'alcool, d'accord ? Y'a de l'alcool et du coton
dans le tiroir d'en bas. Aa ! Attends que je te l'donne moi -
même. Je suis une femme qui aime le travail bien fait, mon
sucre.
J'aime pas que ma femme de ménage touche à toutes mes affaires.
Aie ! Mince ! Ces souliers m'font mal aux pieds. C'est comme si,
à chaque fois, je vais tomber. J'ai des amis mais aussi des
ennemies… Ils diront que j'sais pas marcher avec des chaussures
à hauts talons.
Attends voir, voilà, nettoie avec ça. Tu sais comment se
farde-t-elle ? Tout foncé, comme ça. Et sur ses cils alors, du
mascara, mais un de ces mascaras ! Je l'prendrais même pas en
main. Du violet. On dit que le violet ne va pas aux blondes.
C'est pour ça que j'utilise du mascara couleur melon. Melon
foncé... Attention, n'appuie pas trop, n'abîme pas le canapé
veux-tu ?... Alors j'y suis allée, la brune gringalette était
là. Tu sais, elle ne m'aime pas cette chétive, elle me regarde
de travers comme si je suis sa rivale. Elle boude toujours, elle
fait tout pour me faire savoir qu'elle me déteste. Ce jour - là,
c'était la même chose. A peine qu'elle m'a vue, elle a commencé
à bouder. Cette carcasse se croit belle ! Elle l'est même pas.
Ecoute, si le clou était beau, les quincailleries seraient
pleines de belles femmes... Elle a une taille à voir ! On dirait
plutôt un peuplier ! Puis après, son nez, j'crois pas que c'est
le sien. Sur cette grande gueule d'assiette, un tout petit nez !
Quoique tu dises, c'est pas le sien ! J'te jure que si ce nez
lui appartient, je couperais le mien, j'le hacherais et j'le
donnerais aux chiens et...
Aie ! qu'est-ce que tu fais ? J'ai donné cent cinquante livres à
ce coton. Attends voir ! Donne-moi le paquet. Prends, ça te
suffira. Te vexe pas, mais vous les femmes de ménage, je sais
pas pourquoi, vous êtes gaspilleuses. Vous essayez de ruiner les
gens. Gaspiller les choses, abîmer les meubles en leur ôtant
leur vernis... Hier j'ai appelé quelqu'une pour la lessive. Le
baril de... truc. Aie ! Qu'est - ce qu'on disait ? Tu vois, j'ai
de nouveau oublié. A force de ne pas travailler on oublie. Ah
oui, en parlant de travailler... La semaine prochaine ça fera
deux ans que je vis avec un seul rein. Au fait, pourquoi est-ce
que tu travailles toi ? C'est si bien de ne plus sentir
l'haleine des autres. C'est triste, ton mari s'est tiré et ça
fait six ans qu'il ne vous cherche plus... Et puis après, t'as
quatre enfants. A ta place, j'resterais même pas un jour de
plus... Regarde moi, je vis si bien. Je remercie le bon Dieu de
cette annonce dans le journal... En quelques mois ma vie a
changé. Et puis si l'on vivait sans rein, je vendrais aussi le
second. Mais on m'a dit que c'est impossible. J'ai demandé, tu
sais. Rien que pour ça, j'suis allée rendre visite au
professeur. Ah ! Bien sûr que j'y suis allée ! J'allais quand
même pas le demander aux nettoyeurs de l'hôpital, non ? Ces gens
- là, même s'ils le savent, ils ne diront jamais la vérité, je
te le jure qu'ils sont comme ça ! Ils sont jaloux quoi. Alors
j'suis allée directement voir le professeur. Il m'a dit : "Mon
enfant, t'es folle ?" Non, pourquoi est-ce que j's'rais folle ?
Oui, c'est vrai à un moment de ma vie, je devenais folle.
Pauvreté, misère !... Mais maintenant j'vais très bien. Dieu
merci, j'ai tout c'que je veux. On peut louer un appart, on a
une voiture même si elle n'est pas neuve. Regarde, j'ai de si
beaux meubles ! J'ai un service en argent. Tu sais, j'adore les
services en argent. Je s'rais folle si je n'avais pas de télé
couleur. Et puis j'ai une femme de ménage qui vient tous les
trois jours...
Excuse, tu me demandes si j'ai vendu mon rein, hein ? J'ai bien
entendu n'est - ce pas, tu me le demandes ? Bien sûr ma chère,
je ne mens pas. Non, c'est pas à cause de pauvreté !... Ibrahim
et moi, on travaillait tous les deux. Mais en ce temps - là on
n'était pas encore mariés. Coquin d'Ibrahim, il retardait
toujours la date du mariage. Parfois il disait qu'il n'avait pas
le temps, parfois il prétendait qu'il avait besoin de temps pour
avoir l'accord de son père. Puis après avoir vu le fric, il a
oublié tout... Il est peut-être con, imbécile... Mais au fond
Ibrahim, est un bon garçon, tu sais. Il dit qu'on allait, de
toute façon, se marier même sans ces trois millions. Mais il me
faisait languir. Eh bien, il est beau gars. Moi aussi à sa
place, je ferais la même chose... Hier, je lui ai dit : "Tu
m'aimes pas, t'aimes mon fric..." Tu sais c'qu'il m'a dit :
"Penses ce que tu veux, femme !" Je me suis redressée comme ça,
j'ai aggravé ma voix : "De toute façon, j'le savais !...", ai -
je dis. "Je fais tout pour te plaire, mon maquillage, mes
bijoux... Tu ne lèves même pas la tête pour me regarder. Salaud
va, tu me trompes voilà !" Tout d'un coup, tout feu tout flamme
: "Tu sais, moi, j'm'en fiche Vésilé. Si tu veux, on peut tout
de suite divorcer. "Alors il a pris sa veste qui était sur le
canapé, et il se préparait à sortir. Mais j'ai eu une de ces
peurs ! "Aie, qu'est - ce que t'as fait Vésilé !" me suis - je
dit et j'ai couru vers lui en hurlant : "Non, mais non, voyons !
Non, mon Ibrahim, mon beau, mon diamant, ne pars surtout pas,
d'accord ? J'te crois bien sûr, tu m'aimes pour moi. Pas pour
mon fric..."
Aie ! Heu... soeurette, regarde voir... Qu'est-ce qu'on dit aux
femmes de ménage... Attends voir... Comment qu'elle appelait,
Mme Fikret ? Aie, j'me souviens plus... Bon, ça fait rien. Je
lui demanderai la prochaine fois que j'la verrai. Attends que
j'attache cette ficelle à mon doigt. Ça s'ra un signe... Comme
ça je n'oublierai plus. Faut pas que je l'oublie, c'est
important !
Aie ! Heu... soeurette ! Vous êtes surprise parce que j'ai vendu
mon rein, n'est - ce pas ? Tout l'monde est comme toi. Ceux qui
l'apprennent me regardent bizarrement. Ils me demandent si
j'étais malade. Avec quoi j'aurai acheté la voiture, la télé
couleur et le service en argent si j'étais malade. J'ai payé, en
tout, cinquante milles livres pour ce service. C'est de l'argent
plaqué allemand. C'est pour ça qu'c'est pas cher. Et alors ?
L'argent ? L'argent allemand c'est mieux. Quand t'achètes un
rouge à lèvres tu veux qu'il soit made in Europe... Aie, en
parlant de femme de ménage... Si j'avais plus de fric, je
prendrais une bonne. Tu sais, ces bonnes avec leur coiffe
blanche sur leur tête, leur tablier en dentelle. Mais pas grosse
et lourde, tu sais. Une petite demoiselle. J'l'ai dit à Ibrahim
: "Vends, toi aussi, ton rein pour qu'on prenne une bonne. On
mettra le fric à la banque et tu travailleras plus. Quoi
travailler ?" Mais il veut pas l'salaud. Je te l'ai déjà dit,
c'est pas moi qu'il aime, c'est mon fric. Et quand j'le lui dis,
il engueule... Aie ! Y'a un problème avec les bonnes, tu sais...
Ces bonnes, elles truquent les gens. Qu'est-ce qu'on disait ?
Voilà, les chtarqueurs ! C'est comme ça qu'on les appelle les
voleurs, n'est - ce pas ? Eh bien, c'est pas la honte de n'pas
savoir, hein ? J'apprendrai. Tout le monde n'apprend pas tout
dans l'ventre de sa mère, non ? J'ai à peine vingt six ans...
Ah oui, il faut que je travaille à mes devoirs. Aie ! Heu...
soeurette !... Vous pouvez m'donner c'livre jaune ? Que je
travaille un peu. Ça fait deux jours que j'ai pas touché aux
livres. On dit que je dois lire cinq ou six pages par jour...
Comme ça on ne devient plus inculte. Et même on devient
intellectuel dans le temps. Dans quelques mois par exemple. Non,
pas celui-là... Ça, c'est l'encyclopédie ou quoi... C'est
seulement pour la décoration. Elle reste à sa place. Non ! Celui
- là non plus ! L'autre, s'il te plaît. Oui, celui - là, l'été
dernier je l'ai emmené en vacance, j'l'ai lu six fois. Les - bon
- nes - ma - ni - ères... Mais oui, c'était celui-là. Dans
certains bouquins, y'a de vieux mots et je ne comprends rien du
tout. Mais celui - là, il est très beau, tu sais. Quand je
l'aurai terminé, je t'le donnerais, tu veux ? Aie ! Heu...
soeurette, je vous parle... Vous voulez que j'te donne ce livre
? Bonne, comme vous voulez ! Mais vous savez, il est très beau !
Ça coule comme de l'eau, ça se lit très facile... Aie ! A-a-aie
! Qu'est - ce que t'fais ? Touche pas ! Surtout n'essaie pas de
toucher ! Qu'est - ce qu'elles trouvent ces femmes de ménage, je
m'le demande. Elles ne pensent qu'aux services en argent. Aie !
Heu !... soeurette ! Ecoute c'que j'vais dire, laisse de côté le
service en argent, veux-tu mon chou. J'les nettoierai moi - même
plus tard. Vous, prenez la poussière des tableaux, ça suffira...
Parce que les services en argent ont leur propre détergent. Je
l'dirai à Ibrahim, il en achètera... Tu sais, il est un peu
bébête, mais c'est un bon garçon, mon mari. Chaque fois que
j'lui commande quelque chose, il en achète. En fait, il garde un
peu de fric pour lui même, mais ça ne fait rien. Je lui dis :
"Ecoute Ibrahim, j'te jure devant le bon Dieu que j'vais pas
crier. Mais tu vas pas me mentir, d'accord ? A combien t'as
acheté ce sac ?" Il réplique vite : "Mais, je te l'ai déjà dit,
Vésilé, cinq milles ! Tu ne comprends donc pas ? Tout juste cinq
milles !"
Cinq milles ! Il ne sait que de dire ça ! Et en plus, il parle
en criant, tu sais. En effet, j'sais c'que je devrais lui dire,
mais je me suis retenue. Eh bien, dès que j'lui crie dessus, il
s'énerve et se prépare à partir... Cinq milles, ça se voit plus.
Dans l'atelier d'épices, j'ai... Aie ! J'ai encore dit
l'atelier... C'est comme si l’on travaillait dans un endroit qui
n'est pas important. Mais c'tait quand même une fabrique
l'endroit où j' travaillais il y a deux ans. Y avait tout juste
six filles. Y avait le chef Suleyman et Fahrettin, le débile.
Aie ! Il ne faisait que d'pincer les jambes des filles, imbécile
!... Puis le comptable... Mais lui, y a rien à dire. C'était un
beau garçon. Comme un acteur ! Ibrahim ne vaut pas sa moitié...
Sa taille, sa carrure, ses yeux, son nez en l'air, sa
moustache... J'en avais l'eau à la bouche quand je le voyais et
il ne relevait même pas la tête. Bête va ! Gueule de singe !
Canard ! Pour qui il se prend, hein !... Un homme n'doit pas
être autant dans les nuages. Il pourrait au moins regarder
autour de lui. Qu'il aille au moins au ciné, dans un parc pour
manger une glace ou quelque chose comme ça... Passer dans le
quartier main dans la main, sauf pour crâner. Tu parles, rien de
tout ça ! Essaie de penser un peu, que j'économise autant, que
j'passe au magasin pour acheter les plus belles jupes à plis,
les T-shirts... que j'donne plein d'fric aux crèmes et aux
poudres et que lui, il me regarde même pas !... Ça m'énerve
encore. Je lui casserai la tête si je l'attrape. Mais avant tout
j'ai un compte à régler à Sabriyé. Qu'on m'appelle plus Vésilé,
si j'lui fais pas payer à cette salope ! Elle va voir c'que ça
veut dire se foutre de ma gueule. Elle m'a fait ressembler à une
fille des rues avec le maquillage tout foncé qu'elle m'a fait
!... Puis après elle a capturé l'mec. Quand j'lui dis, elle
rougit... Mais elle se sent pas visée. Ce qui me parait, il
habitait près d'chez elle, parfois ils venaient au boulot
ensemble. Mensonges ! Elle prenait le mec chez elle. Gueule de
singe, salope, si tu l'prenais pas dans ton lit, d'où venait les
bleus sur ta gorge ? Et cette gueule de singe de comptable alors
!... J'lui tournais autour et il mordait le cou de cette salope
de Sabriyé... Aie ! Laisse tomber ! Laisse maintenant !... Quand
j'y pense je m'énerve, je deviens moche. Alors que c'est jour de
fête aujourd'hui. Je dois prendre soin de ma beauté et de ma
fraîcheur. Il se peut que j'aie des invités. Je voudrais pas
qu'on me voit toute moche. Eh bien, qu'est-ce que je disais ?...
Ah oui, le comptable ! A part ce con, y'avait un boiteux. A
midi, il nous apportait notre repas, il nettoyait... Aie, le
truc de cet homme... C'était un festival ma foi ! On était mort
de rire. Il avait une grosseur devant, tu sais. Nous six filles,
ça nous inquiétait. Un si gros sexe, c'est pas possible... D'un
côté on voulait savoir, d'un autre côté on avait peur. Y avait
une fille, Sukriyé. Un jour, elle a dit qu'elle allait voir le
truc de cet homme. Nous les autres, on a protesté. Elle nous a
dit : "Vous en faites pas !". Sukriyé était un peu trop drôle,
tu sais, un peu frivole... Nous, on croyait qu'elle allait le
provoquer et... On avait peur pour elle. Les jours ont passé,
puis à la fin, elle est venue en courant, toute essoufflée :
"Courez vite, filles, allez dépêchez-vous !" On a couru, et
qu'est-ce qu'on a vu ! Tu sais, on avait enlevé nos chaussures
et on a couru aux toilettes... Aie ! Aie !Aie ! Et dire que son
truc était aussi petit qu'un petit doigt... Tu sais c'qui l'agrossissait
: un kyste ou quoi ! Enfin, voilà tout ! Chaque fois qu'on en
parle, je m'souviens de cette histoire... Ouai, ouai, c'était
pas un endroit aussi petit que ça. Y avait neuf ou dix
personnes. C'était pas un petit atelier.
Enfin quand j'travaillais dans cette fabrique j'ai acheté un sac
à cent cinquante livres. Il était si beau ! Il avait une grosse
broche dessus, comme ça. Il brillait de tous ses feux... Ce con
d'Ibrahim veut m'faire avaler que ce sac vaut cinq milles. Tu
crois que j'vais avaler ça ! J'ai gagné ce fric avec mon rein.
Il dit que c'est du cuir. Et alors ? C'est pas une raison pour
acheter un tout p'tit sac à ce prix là. En plus, il a pas
d'broche... Aie ! Touche pas à la tapisserie. J'ai payé tout
juste dix milles livres à ces papiers peints. Ils ont des
défauts, c'est pour ça qu'ils sont pas chers : Si c'était
Ibrahim qui l'avait acheté, eh bien, pas moins vingt cinq ou
trente milles ; la moitié dans la poche bien sûr... Ne touche
plus à la tapisserie d'accord, chérie ? Ils salissent... Te vexe
pas mais je connais les femmes de ménage... Je crève de fatigue
en essayant de protéger la tapisserie, le service en argent, les
fauteuils. Vous n'êtes pas attentionnées. C'est pour ça que je
prendrai la poussière moi -même. En fait, la tache là - bas
n'est pas aussi voyante que ça. C'est Ibrahim qui les a sorties
une fois, et c'est resté comme ça. J'ai pas pu nettoyer. Aie !
Qu'est-ce que tu veux, j'ai pas pu hein... Tu sais, j'ai oublié
de faire le ménage. De toute façon j'ai même pas le temps.
Coiffeur, manucure, teinture de cheveux, maquillage... Lire les
journaux jusqu'au soir, les magazines pour savoir quelles
actrices s'habillent comme ça, comment elles ont décoré leur
maison. Les quelles ont de beaux amoureux... Les quels acteurs
sont plus beaux qu'Ibrahim ?...
Puis travailler à mes devoirs... Aie, en parlant de faire les
devoirs... Ce livre sert beaucoup. Quand t'es coincée dans un
domaine, tu l'regardes. L'autre jour on avait un invité, un des
copains de mon mari viendrait nous visiter... On a pensé toute
une soirée ensemble. Que lui servir ? " Whisky " a dit Ibrahim.
J'ai un peu réfléchi... Bien sûr que je vais réfléchir ! J'vais
pas accepter tout c'qu'il dit, non ?... Après il va dire que
j'comprends rien à rien. Il pensera que j'ai pas de caractère.
Il pensera qu'il pourra me diriger comme il veut. Il ne me
demandera même plus mon avis. C'est pour ça que je réfléchis à
tout ce qu'il dit. Tu sais c'qu'il s'est passé l'autre jour ?
Assise dans un coin, je me repoudrais, et d'un côté j'écoutais
de la musique. Bien sûr que je l'écouterai. On dit que la
musique alimente l'âme. Je l'écoute et j'alimente mon âme.
Absorbée dans la musique, moi, et ce con vient m' demander son
foulard. Eh bien, j'ai pas bougé d'ma place. J'ai fait comme si
j'avais pas entendu. J'ai remis mon rouge à lèvres à sa place.
J'ai pris le crayon pour mes yeux... Et celui - là est allé
fermer la cassette... J'ai tourné la tête comme ça, j'ai vu
qu'il me regarde avec des étincelles dans les yeux. "Je te parle
! Au lieu de te regarder dans le miroir, regarde un peu autour
de toi ! Je te demande où se trouve mon foulard..." Il me dit
ça, comme s'il faisait la bagarre au ciné... "Eee ! Qu'est-ce
que j'en sais moi, mon cher. J'suis pas la gardienne de ton
foulard non ! Il est probablement là où tu l'as mis la dernière
fois !" Et il a gueulé : "Ecoute Vésilé, tu fais toujours la
même chose ! Avant que j'ouvre ma bouche, tu aboies... Si tu le
répètes, je t'jure que je prends ma veste et j' pars..." Et il
veut m'faire peur tu sais ? "Tire - toi, tire - toi, qu'est-c'que
tu attends ! Mon appart, ma bagnole, mon fric..." Quand j'ai dit
ça, je croyais qu'il s'apaiserait. Et qu'est - ce que je vois,
soeurette... "Que le diable emporte ton appart, ta bagnole, ton
fric, et même toi !..." Tout en hurlant comme ça, il cherche sa
veste. Mais j'ai une de ces peurs ! "Attends mon Ibrahim, mon
chéri ! Mon beau mari !... Je trouverai ton foulard et tout
c'que tu veux. Ne pars surtout pas !... Mon fric, ma voiture ne
valent rien à côté de toi." Bien sûr que je dois parler comme
ça... Enfin bref, on a opté pour le whisky... J'ai donné le fric
à Ibrahim. Il est allé acheter des poissons avec le whisky. Aie
! Il s'y connaît en poisson. Il va pas acheter des poissons
pourris. En bref, soeurette, il les a apporté et les a bien
nettoyés. Il a haché les oignons, le persil, et a fait des
frites à côté... Moi je faisais que lire pendant qu'il faisait
frire les pommes. Y avait le bruit des poissons en train de
frire qui venait jusque à moi. Il n'faisait que injurier chaque
fois que l'huile lui venait au visage. Mais moi, je faisais pas
attention à lui. J'faisais que de tourner les pages du livre.
Aie ! Qu'est-c' que tu veux c' que je fasse d'autre ? C'est que
l'invité qui devait venir, n'était pas n'importe qui, tu sais.
Il ressemblait pas à mon oncle ou à celui d'Ibrahim. Il
travaille dans la même entreprise de figuration qu'Ibrahim. Mon
mari dit que si l'on lui donne satisfaction, il pourrait en
souffler mot au régisseur, et comme ça, Ibrahim aurait de plus
grand rôle... C'est pour ça qu'on a acheté le whisky. On
achèterait donc pas de whisky au cousin d'Ibrahim ou à mon
oncle. Une tasse de thé leur suffit. Puis j'ai regardé ce livre,
et qu'est-c'que j'vois ? On n'offre pas de whisky avec du
poisson !
Ce jour - là, Ibrahim a mangé tous les poissons et a bu tout le
whisky... Et c'est pour ça qu'il a vomi... La tache sur le mur,
c'est ça. Eh bien, il a eu c'qu'il méritait ! Toujours figurant,
il le restera jusqu'à mort ! Je l'ai dit maintes fois : "Vends
donc, vends ton rein, toi aussi. Qu'on fonde une firme à nous.
Qu'on tourne notre film à nous." Il prétend que je ne connais
rien à ces choses - là. Pour tourner un film, il faut de grands
acteurs et ceux - ci veulent beaucoup de frics... Et alors ! On
donne trois ou quatre millions à un rein. C'est pas peu, hein
!... Lui, il gueule toujours. A ce qui parait ce fric ne
suffirait même pas pour le salaire d'une actrice... Et alors ?
On n'est pas obligé de prendre les plus fameuses. On jouera nous
même. Je servirais bien à quelque chose. En ce temps - là, les
gens doivent s'entraider. Quand mon mari a un problème, c'est
mon devoir de l'aider.
Je lui ai dit, mais ça rentre d'une oreille et ça ressort par
l'autre. Il faut qu'il y pense un peu. Il le dit, mais il met au
point un plan. Je connais mon mari. Au lieu de donner du fric
aux actrices, je jouerai moi - même. Je dois bien m'y plier. En
fait, après cette histoire de rein, j'ai décidé de ne plus
travailler, mais quand il s'agit du rôle principale j'peux pas
dire non. En fait, ma chère, j'ai peur de quoi, tu sais ? On
risque de se séparer Ibrahim et moi, si après ce film, les
producteurs ne me laissent pas tranquille. Je suis triste pour
ça. Ibrahim est jaloux. Il est vachement jaloux de moi. Parmi
les rôles qu'on m'propose, il se peut très bien qu'il ait une
scène pas très convenable. On sait jamais, hein soeurette ?
Ibrahim n'est pas toujours dans les mauvais rôles. Parfois il
interprète un électricien ou le gardien d'un manoir. Et si dans
le film que je joue, y a une scène un peu érotique, il ne m'
laisserait plus tranquille. A peine que j'hausse ma voix, ou
j'sais pas moi, il se prépare à partir. Et si l'on tente de me
donner le rôle d'une femme de ménage... Dieu m'en garde ! Je
déteste ces femmes...
- Aie ! Heu !.... soeurette ! Tu peux r'garder ici une minute ?
Oui, oui, j'te parle ! J'allais dire, heu... Te vexe pas, mais
ces femmes de ménage, je les connais bien. L'une de mes coupes
en argent, un jour, prrrr ! Le voilà envolé !... Plus rien ! Qui
l'a volé ? La femme de ménage bien sûr... Aie ! C'est pour ça,
chaque fois qu'elle vient, y a pas d'tranquilité pour moi.
J'reste toujours à côté d'elle. Même si j'ai envie de faire mon
truc, j'peux pas aller au chiotte. C'est pas la honte, hein ?
J'ai peur. Et si elle vole mon service en argent, un vase ou un
cendrier... Quand elle a terminé son boulot, je la fouille de
haut en bas. J'suis une femme qui aime le travail sérieux et
solide. Elles volent, qu'est - ce que tu veux ? Je t' jure
qu'une fois, y'en a une qui a volé mon mascara, mais je l'ai
attrapée. Ce qui parait, en nettoyant, elle l'a mis dans sa
poche et l'a oublié. Et mon oeil ! J'avale pas ça ! Je l'ai
gagné avec mon rein, je donnerai donc du fric à moi à personne.
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