Loin de la face sillonnée de Mevludanné, un grand soulagement
nous envahissait. Pour nous éloigner de cette pièce sombre où
régnait une forte odeur de légumes cuits, nous nous dépêchions
de nous élancer au dehors. Pendant cette course précipitée, les
marches de l'escalier demi ruiné grinçaient sous nos pas,
imitant parfois le gémissement d'une gazelle blessée, parfois
les cris assourdissants d'un milan. Une fois que nous avions
gagné le vestibule et que nous avions chaussés nos souliers qui
étaient alignés sur les dalles mouillées, notre joie atteignait
son paroxysme ! Nous nous précipitions dans la rue avec
l'euphorie d'un enfant qui s'évade d'un grenier dans lequel ses
parents l'aurait enfermé en raison d'un geste enfantin ; là, une
course folle commençait...
Nous faisions une pause un bon moment plus tard, afin d'évacuer
le souffle puant de la vieille femme et le relent de salpêtre
qui imprègne en permanence l'entrée de la maison ; mais aussi
pour remplir nos poumons d'air sain et frais de l'extérieur.
Puis nos sacs en coton dans lesquels gisaient nos Corans sur le
dos, nous reprenions notre course...
En pataugeant dans les flaques d'eau, nous voilà près de la
fontaine monumentale au pied duquel se trouve une auge immense
dans laquelle les gosses se baignaient en été le plus souvent
tout nus et sans même cacher leur sexe.
La première étape de notre trajet était terminée. A partir de
là, la rue, partiellement dégoudronnée faisait place à un
ruisseau de boue provenant de la fontaine historique ; le tuyau
de décharge en était bouché presque tous les jours par des
ordures, et la course des eaux usées se prolongeait le long du
vieux cimetière abandonné... Cette maudite boue qui posait un
problème aux passants aussi bien qu'aux habitants du quartier.
Il était impossible de ne pas voir des inconnus embourbés dans
la vase ou bien des gens couverts de taches de boue essayer de
ramasser un objet qu'ils avaient laissé tomber. Et les
soûlards!... La torture que ces malheureux enduraient était
inoubliable non seulement pour eux, mais aussi pour la femme
aînée de l'Oncle Ehliman. En effet, ceux-ci, perdus dans
l'alcool, pourraient bien ne pas se souvenir de ce qu'ils
avaient vécu, mais pour cette femme qui les emmenait chez eux
sur son dos au prix d'abîmer ses vêtements, ce n'était pas la
même chose. Tout au long de l'hiver, elle jetait les cendres de
son poêle à charbon dans cette immense flaque d'eau et elle
engueulait ses voisines qui ne le faisaient pas. D'après elle,
un peuple si indifférent et si paresseux, ne pouvait jamais
progresser... C'était bien normal que l'on vive encore dans des
conditions moyenâgeuses, tant que ce "je m'en foutisme"
durerait, rien ne changerait... Pourquoi, pense- t- elle encore,
toujours attendre que quelqu'un vienne arranger les choses?
Chacun devrait assumer ses responsabilités. Tout en grognant,
elle franchissait le mur bas du cimetière avec une agilité
inattendue de son corps courbé et de ses jambes noueuses, elle
ramassait une brique détaché du mur en ruine du cimetière et la
plaçait dans la boue afin que les passants puissent se déplacer
en sautant d'une brique à l'autre. Mais très vite cependant, ce
pont improvisé construit par la vieille dame disparaissait,
détruit par les roues d'un fiacre qui progressait avec peine ou
bien par les gamins qui faisaient des pierres un jouet
acceptable.
Afin de ne pas risquer tous ensemble salir nos vêtements en même
temps en passant près de la fontaine, chaque jour un copain se
chargeait de transporter les autres sur le dos, c'est pourquoi
celui qui arrivait le premier devait attendre jusqu'à ce que les
autres soient là. Lorsque j'arrive près de la fontaine, je suis
sûr dès que je lèverais la tête, que mon regard se fixerait sur
le charmant visage de la femme aînée de l'Oncle Ehliman. Elle
serait sûrement en train de balayer devant sa porte ou de fixer
des boutons, assise sur la petite banquette en pierre. Quand
elle m'apercevrait, elle commencerait à me sourire doucement,
elle me dirait quelques mots. J'entendrais ses propos, cela ne
poserait aucun problème, mais quand à lui faire entendre quelque
chose, c'était toute une affaire! "Crie un peu mon enfant,
pourquoi épargner ta voix ? Parle un peu plus fort..."
exigeait-elle lors de chaque conversation. J'étais incapable de
faire ce qu'elle me demandait. D'autant plus que si j'avais le
talent de crier si fort, au lieu d'attendre le chiche argent de
poche de mes parent, j'achèterais quelques feuilles peintes de
différentes couleurs, une boîte d'épingles, je fabriquerais des
girouettes et je les vendrais dans les rues. Ou bien j'irai sur
la rive de la rivière pour déterrer des racines de réglisses ;
je les couperais en formes de bâtonnets et je les vendrais... Ne
pourrais-je pas faire ce que Ohannes, le fils de l'Oncle Barba
faisait ? C'est à dire que, ne pourrais-je pas vendre des lames
de rasoirs comme lui en hurlant : "Allez m'sieurs ! Venez
acheter mes lames ! Bic ! Gilettes ! Chic ! Perma Sharpe !...
Elle sont en acier de super qualité !..."
Une fois convaincu que je ne pourrais pas lui faire entendre ma
voix, je finissais par hocher la tête en réponse à la vieille
dame au lieu de crier tue-tête. Parfois, j'arrivais d'un coup
près d'elle, je répondais à ce qu'elle me demandait ; face à
face, le mouvement des lèvres suffisait. Je n'avais plus besoin
de hurler.
N'avait-elle pas un nom? Ça, je ne le savais pas. Ou bien, en
avait-elle un peut-être, mais qui était difficile à prononcer?
Ça aussi, c'était un mystère. Mais nous les enfants, nous nous
contentions de l'appeler simplement la femme aînée de l'Oncle
Ehliman.
Elle avait de petits yeux qui rappellent ceux d'un oiseau, sous
lesquels des poches bleues tremblotaient à chaque mouvement des
cils, ses mâchoires faisaient un bruit d'os qui s'entrechoquent,
ses mains étaient calleuses, mais cette femme robuste était une
idole pour nous les enfants. Même avec cheveux coupés courts qui
mettaient en relief ses énormes oreilles, elle nous effrayait
moins que le visage de Mevludanné un peu ramolli avec sa beauté
se distinguait facilement. C'est sans doute que cette dernière
nous arrachait aux joies de la vie actuelle que nous préférions
la première qui nous aidait à aimer le monde et les gens.
Mevludanné nous traînait dans les couloirs ténébreux de
l'au-delà, elle nous obligeait à franchir les ponts plus minces
qu'un cheveu, plus tranchants qu'une épée et elle nous torturait
dans les chaudières infernales remplies de goudron bouillant.
Nous trouvions plus tendres les mains durcies de la femme aînée
de l'Oncle Ehliman qui nous raclaient le visage pendant ses
caresses innocentes d'une grand-mère que celles de Mevludanné
que nous devions embrasser deux fois par jour, à l'arrivée et au
départ de son cours.
Oui ! Les mains de la femme aînée de l'Oncle Ehliman étaient
peut-être énormes, mais les ongles ne portaient pas de saletés
jaunâtres de chiotte, comme celles de Mevludanné ; elles étaient
très propres. Sa maison aussi était très propre. Elle n'avait
sans doute pas de beaux rideaux qui impressionnent, car, elle
n'avait pas d'élèves de cours coranique dont elle pourrait
demander aux mères de faire gratuitement les dentelles. Elle
n'avait ni boîtes à couture nacrées, ni buffet en noyer dans
lequel seraient exposées des services à thé en cristal pur et
des tasses à café en fine porcelaine de Chine, ni même de
cafetans de velours français ou bien de fichus brodé d'or ; mais
sa maison était bien entretenue. Une maison merveilleuse,
ensoleillée, inoubliable ! On n'y trouvait pas la moindre
poussière ; on ne sentait pas la moindre bribe d'odeur... Les
divans, disposés sur trois côtés d'un grand tapis délavé,
étaient couverts de napperons couleur ivoire, étaient ornés de
coussins bien blanchis. Il n'y avait pas d'humidité non plus
dans cette maison. Si la pièce était restée fermée quelque temps
ou bien si les chaussettes de l'un de nous dégageaient une odeur
de pied, elle se hâtait d'ouvrir les fenêtres et de verser de
l'eau de Cologne çà et là pour masquer la mauvaise odeur. Et
voilà, la fraîcheur de l'eau de Cologne, partout !... Elle
allait chercher ensuite la bouteille verte à large ventre, elle
versait du blé torréfié dans une assiette qui contenait déjà des
figues farcies de noix battue ; elle nous offrait l'assiette.
Puis à son tour, pour éviter de salir le divan, elle y étalait
un drap, et elle se mettait à écraser dans un mortier une
poignée du même blé auquel elle avait ajouté un bout de sucre
pour le déguster ultérieurement.
Il était certainement plus amusant pour nous de grignoter ces
friandises dans la rue pendant nos jeux ; c'est pour cela que de
nous nous contentions d'en mâchonner quelques grains et nous
remplissions nos poches avec le reste. Nous écoutions bouche bée
les contes qu'elle racontait tout en cousant de butons de
chemise. La femme aînée de l'Oncle Ehliman était une excellente
conteuse ; elle racontait des histoires si bien que celles-ci
nous semblaient plus savoureux que ses amuse-gueules. Nous ne
pouvions pas nous permettre de profaner ces moments. A mesure
qu'elle nous voyait l'écouter bouche bée en oubliant de
mâchonner, elle s'arrêtait de coudre ; elle fixait son regard
sur nous et elle murmurait :
"Allez, mangez-en ! Pourquoi attendre ?...."
Puis elle ajoutait :
"Vous êtes dépourvu de dents, comme moi par hasard ?"
A ces mots, nous nous esclaffions ! Comprenait-elle que nous
riions de Yakup qui chuchotait que nous avions des dents ainsi
que des oiseaux ? Par cette rigolade, nous refusions sa
proposition d'écraser nos blés dans le mortier, car, nous
considérions cela comme un signe de vieillesse et d'épuisement.
Après un service que nous lui avions rendu, comme par exemple
aller à la pharmacie pour acheter ses médicaments ou la lecture
des cartes postales du petit-fils de son frère, elle ne savait
comment nous faire plaisir ; elle nous donnait alors de l'argent
pour que nous achetions des mensuels - elle pensait sans doute
que les revues pornographiques que nous lisions en cachette,
étaient des hebdomadaires scolaires - elle nous fourrait
également dans la bouche des lokoums aromatisés. Et quels
lokoums !... Dés que nous commencions à les mâcher une arôme de
mastique ou de rose emplissait nos bouches, surtout les
pistaches qui croquaient à chaque contact des dents, c'était
inoubliables !...
Sa femme aînée n'habitait pas la maison grandiose à deux étages
de son mari, Oncle Ehliman, mais dans un taudis adossé d'un mur
d'un vieux bâtiment seldjoukide. Cette maison, semblable un
petit palais, édifiée aux environs du cimetière, juste en face
du petit turbé était réservée à l'Oncle Ehliman, à sa femme
cadette, la plus jeune et la plus belle parmi ses trois femmes,
et à son fils invalide né de sa troisième épouse ; celle-ci
était alitée, elle vivait avec sa fille et ses petits enfants
dans un quartier lointain.
Pourquoi cette vieille préférait-elle habiter toute seule ce
taudis à moitié démoli au lieu de vivre dans cette maison dont
la plupart d'innombrables chambres étaient vides ? On n'en
savait rien. Ce qui était curieux, c'est ce que les habitants de
cette luxueuse demeure offraient des plateaux pleins de gros
morceaux de viande et des assiette de baklava* aux voisins, mais
ils n'en donnaient même pas une bribe à cette pauvre... Tout ce
que nous savions, c'est que cette vieille femme que nous n'avons
jamais vu se plaindre de maladie, malgré son dos courbé et ses
épaules abattues, était toujours la femme légitime de l'Oncle
Ehliman. Depuis quand et pour quelle raison était-elle éloignée
de cette maison impressionnante ? Ça, c'était un mystère !
Pourquoi Mevludanné, la femme qui nous enseignait le Coran,
grognait-elle chaque fois qu'il s'agissait de cette pauvre :"
C'est un péché de mon Ehliman, cette maudite ! " C'était aussi
un mystère, tout comme était un mystère pour nous la
ressemblance entre le fils de cette dernière et l'Oncle Ehliman
; ils se ressemblaient comme deux gouttes d'eau ! Le même nez,
la même bouche, le même creux de menton, le même grain de beauté
au fond de des narines de leur nez retroussé...
C'était peut-être le péché de son Ehliman, mais la pauvre, ne
gagnait pas sans peine l'argent de poche qu'elle nous donnait à
toute occasion, alors que Mevludanné était payée par nos parents
puisqu'elle nous enseignait la lecture du Coran. Elle le gagnait
après une besogne épuisante. Or le travail de Mevludanné n'était
pas fatiguant, d'autant moins que nous nous forcions à réciter
les sourates au prix de gaspiller nos heures de sommeils pour
éviter son haleine fétide et son index plein de saleté ; elle ne
se fatiguait jamais.
Qui étaient-ils et d'où venaient-ils, je n'en savais rien,
chaque matin, deux jeunes ayant un tas de chemises dans leur
bras faisaient leur apparition, ils les laissaient chez elle,
puis s'éloignaient vite après s'être assurés de les reprendre
vers le soir. Et la femme aînée de l'Oncle Ehliman cousait les
boutons de ces tas de chemises sans se lasser ; avant que ces
jeunes aux moustaches nouvellement poussées n'arrivent, elle
achevait son travail, préparait les paquets et, après les avoir
posés sur la table couverte d'une nappe damassée, elle partait
vite chez une voisine pour préparer la confiture ou le
baklava...
A part Mevludanné et les habitants de la grandiose maison aux
plafonds couverts de lambris en ébène gravée, il n'y avait
presque personne dans tout le quartier, qui ne la recevait chez
lui comme quelqu'un de la maison. Alors que tout le monde avait
une seule famille, elle, elle en avait une vingtaine... Quand
elle disparaissait pour quelque temps, quand son visage était un
peu blême, la curiosité prenait le voisinage... Il s'établissait
un continuel va-et-vient de personnes qui venaient la voir et
lui apporter de la soupe... Son taudis devenait un vrai temple !
*
Les relations !...
Je me demande souvent pourquoi les dictionnaires ne définissent
pas ce mot, comme profit !...
Voilà que les jours de débâcle étaient arrivés et que cette
femme inébranlable du jadis, de plus en plus vieillie, ne
pouvait plus transporter les soûlards sur le dos ni fabriquer
des confitures de tomates durcies dans hypochlorite de calcium
qu'elle aromatisait de parfum de cannelle. Et oui ! Elle était
tombée dans l'oublie ! Laissons les autres, même nous les
enfants, avions renoncé à nous rendre chez elle, pour voir si
elle avait un service à nous demander. Chaque fois que je disais
qu'il nous fallait passer chez elle pour lui dire :
"Tante, as-tu besoin de nous ? Tu veux pas du pain ou de l'eau
de source ?"
Yakup protestait vite.
"A quoi bon ? disait-il. Nous n'aurons rien à gagner... Perdue
dans sa douleur, la vieille ne pourrait plus nous offrir des
bonbons candis ni des lokoums..."
Au fond, c'était vrai ce que disait Yakup... Puisqu'elle avait
des difficultés à enfiler l'aiguille, l'affaire de boutons ne
marchait pas bien. Les deux gars, ne trouvant plus les paquets
prêts à emporter, étaient obligés d'attendre longtemps devant la
porte ; ils avaient largement le temps de fumer en reluquant les
femmes qui essayaient de mettre le feu à leur braiser. Ils les
dévoraient des yeux en se grattant les entrejambes ; ils
parlaient entre eux en utilisant des mots qui faisaient allusion
aux sensations sexuelles...
Je passais de temps en temps chez elle. Je l'aidais à enfiler
l'aiguille et par conséquent je gagnais de petits morceaux de
lokoums ainsi que ses remerciements intarissables.
A la fin, il arriva un jour où, après une longue résistance et
un effort immense, la pauvre avait dû s'aliter ! C'était les
voisines qui lui apportaient de la soupe chaude et qui
blanchissaient son linge... Dommage que cela n'ait pas duré
longtemps. Une fois qu'on a constaté qu'elle ne souffrait pas
d'un mal passager, mais de quelque chose de plus grave, quelque
chose de mortel, les assiettes d'épinard aux oeufs, les bols de
potage ou les plats de viande aux oignons que les voisines lui
offraient, étaient devenus plus rares du jour au lendemain.
Quelques unes n'allaient plus chez elle. Il y avait un autre
groupe qui s'y rendait encore de temps en temps, par pitié ou
parce qu'il se sentait forcé de lui rendre visite pour épargner
les blâmes de voisinage. Ma mère, par exemple faisait partie de
ce dernier groupe. A vrai dire, maman n'avait pas coupé tout
d'un coup ses relations avec elle, mais en préparant sa soupe
sur laquelle des herbes fines et des morceaux d'oignon rôtis
nageaient, elle enrageait :
"Merde ! C'est inhumain de dire ça, mais qu'elle soit morte et
qu'on en finisse, nous autres ! Elle est peut-être pauvre mais,
nous autres, nous ne sommes pas non plus galetteux ! Sa
situation déchire le coeur..."
D'après elle, lui envoyer à manger nous posait un problème, car,
notre budget était bien modeste. Mais, si elle ne le faisait
pas, les voisins commenceraient à murmurer :
"Tant qu'elle était en bonne santé, tu la considérais comme une
mère, et maintenant qu'elle est alitée, tu l'as délaissée.
Comment peut-tu oublier son zèle ? Tu ignorais comment préparer
un simple potage pour mettre à table, devant ton mari, - papa
était très difficile à propos de la cuisine ; supposons que le
riz fut trop cuit ou le yoghourt du potage fut caillé, il
devenait tout rouge et une bagarre éclatait ; c'est pour éviter
cela que maman cherchait le plus souvent la femme aînée de
l'Oncle Ehliman, pour préparer nos repas - et tu te rendais chez
elle, traînant majestueusement tes babouches..."
Soudaine, le sentiment d'avoir reçu une chaudière d'eau
bouillante sur la tête me prenait. Je me sentais si énervé que
je pourrais ouvrir brutalement la porte, me précipiter dans la
ruelle… et m'éloigner de cette maison sans jamais avoir à y
retourner. Mais je me retenais quand même… C'était bien les
mains de la vieille, ressemblant aux branches séchées d'un
arbrisseau, qui me donnaient cette force. Les mains qui me
caressaient les cheveux blonds lorsque je lui emportais un bol
de potage.
C'était un jour d'automne. Maman profitait de l'absence de mon
père qui travaillait au service de nuit ce jour-là pour sortir
le soir en compagnie d'une voisine. Elles passeraient d'abord
chez la Soeur Mihriban se faire dire si le bébé que cette amie
portait dans son ventre sera une fille ou un garçon ; le mari
était vraiment furieux, parce qu'elle accouchait toujours de
fille ; c'était sa dernière chance ; si cette fois encore le
bébé était une fille son mari la répudierait. Entre-temps, maman
achèterait à la Soeur Mihriban une amulette qui lui servirait à
la protéger de papa. Puis au retour, elles iraient chez mon
oncle maternel qui habitait prés de la maison de la voyante,
elles présenteront les condoléances à sa bru qui venait de
perdre son père. Avant minuit le fils de mon oncle les
ramènerait avec sa voiture.
Tout en se préparant maman me prêchait un tas de recommandations
à propos de ce que je ferai pendant son absence. Après avoir
avalé mes fortifiants, je devrais prendre mon repas - la viande
aux abricots aigres-doux - que je réchaufferai un petit peu sur
le réchaud avant de me mettre à regarder la télé. Je devais
apporter le bol de soupe à cette pauvre femme.
Je la voyais retenir ses bas sur les genoux à l'aide de petits
rubans élastiques, tout en me parlant. Heureusement que papa
était au service de nuit à l'usine. Ainsi elle était allégée
d'un lourd fardeau. Faire apprécier le repas à papa était tout
une affaire ! Toute la journée elle trimait, et cet homme
difficile n'était jamais content. Il trouvait toujours quelque
chose à critiquer, un sujet pour engueuler ma mère...
Après avoir achevé de fixer ses bas, maman se mettait à grogner
en regardant le portrait de l'homme accroché au mur. Tout en
mettant son chandail couleur cerise pourrie elle disait,
toujours en regardant la photo de papa :
"Eh bien, mon cher bonhomme ! Si tu ne buvais pas tant, je ne
serais pas obligée d'aller chercher des amulettes chez une
voyante inconnue, en pleine nuit !"
Dés qu'elle fut sortie avec la jeune voisine, je me sentais
allégé d'un fardeau. Je découvrais vite la photo que j'avais
cachée dans la couverture du livre. Je regardais avec une grande
émotion cette image que Yakup m'avait prêtée à la dérobée et que
je n'avais eu encore l'occasion d'examiner depuis des jours ;
car, dès que je la prenais en main, quelqu'un entrait subitement
dans ma chambre, ou bien en entendant la voix de mes parents, je
la dissimulais de nouveau et par la suite je l'oubliais. Or, je
n'étais plus un gosse, j'avais achevé ma douzième année. Il
fallait que j'apprenne les choses nécessaires à un jeune homme
de mon âge. Quelques jours auparavant, Yakup, le gars sournois,
m'avait examiné discrètement. Trouvant un prétexte, il nous
avait fait faire, à Sedat et à moi, quelques dessins. Et là,
qu'est-ce qu'il avait rigolé avec nous ! Soi-disant que nous
avions dessiné le corps féminin ; mais tant pis, si nous avions
mal placé les endroits charnels ! Il ne fallait pas ébaucher le
sexe sur le ventre, mais un peu plus bas, juste dans
l'entrejambes !... Et après avoir ainsi relevé notre gaffe, une
fierté et un orgueil évident l'avaient pris ! Ainsi comme il
avait saisi nos points faibles, nous avions été le sujet de ses
moqueries. D'après lui, quand un garçon a atteint l'âge de onze
ans son " oiseau " devrait bouger, c'est à dire son sexe devrait
se redresser. A nos âges, les autres gars couchaient déjà avec
les femmes du bordel. Eh bien, avec cette occasion de se vanter,
il ne cessait de parler ! Il faisait tout son possible pour nous
faire rougir. A vrai dire, puisque nous n'étions pas sourds ni
dépourvus de sentiments de virilité, il nous était impossible de
ne pas rougir en écoutant ce qu'il racontait. Alors que nous,
nous ignorions où se trouvait exactement le sexe d'une femme,
Yakup, lui, nous racontait avec une grande fierté qu'il avait
gonflé le ventre d'un tas de jeunes filles. Si après chaque
relation sexuelle une femme devait accoucher, Elif, la manucure
devait avoir au moins trois ou quatre douzaines d'enfants de
lui...
Chaque fois qu'il se targuait ainsi comme un coq de bataille, il
se caressait son " oiseau " de la main qu'il mettait dans la
poche de son pantalon, Sedat et moi, nous mourions de honte...
Malgré nos protestations telles que "Eh ben, c'est pas vrai,
t'inventes tout cela", notre sentiment d'infériorité nous
écrasait.
Je ne savais pas pourquoi, mais l'être humain supporte plus
facilement un affront, s'il le partage avec d'autres, mais s'il
est le seul sujet de cet affront, c'est plus difficile pour lui
; c'est la nature humaine ! Moi qui fais partie du genre humain,
une fois que j'avais perdu le soutient de Sedat - un beau jour
en effet, il était venu tout fier et nous avait raconté
l'émotion sexuelle qu'il avait goûtée avec une fille gitane
qu'il avait enfermée au cellier - je me sentais si abandonné
sans savoir comment agir dans cette position de faiblesse,
j'avais alors lancé à mon tour une attaque ! Et cette sortie
sous la forme de quelques mots prononcés timidement pour prouver
que je n'étais plus un gosse, avait crée une surprise de
tonnerre ! Les yeux tout ronds, mes copains ébahis, murmuraient
:
"Avec elle, hein ? C'est avec cette vieille femme que t'as goûté
l'amour, hein ?..."
La tête baissée de honte, je sentais que mon coeur saignait
doucement, brisé par le remords.
Et voilà depuis trois jours, je vivais avec ce sentiment.
Pourquoi n'avais-je pas donné un autre nom, mais notamment celui
de cette pauvre ?... Cette question m'épuisait. Accablé de
déshonneur, je n'osais même pas regarder les gens. Je mangeais
moins, je sortais moins, je parlais moins. Pour me sortir de ce
sentiment ou peut-être par curiosité, je regardais encore cette
photo pornographique que je devrais rendre le lendemain à Yakup
quand j'entendis un grincement assourdissant des gonds de la
porte ; je vis la tête de maman emmitouflée dans le cache-nez
glauque !
"Si tu t'endormais, je resterais à la porte. Si seulement nous
avions une deuxième clé !... "
Pour interrompre ces reproches à propos de la clé que j'avais
perdue , je lui dis :
"Bon, ça y est, entendu ! Je mettrai la clé à l'endroit prévu."
je bégayais, mais j'étais à voir !...
Un serpent glacial glissait sur ma nuque... Une sensation de
fourmillement me pressait aux jambes... Mon coeur battant le
tambour ! Peut-être que ma voix vibrait ou parce que j'avais un
visage étonnement pâle, maman me regardait étrangement.
Heureusement que le klaxon du fiacre l'avait détournée, elle
n'avait pu trouver le temps de me regarder attentivement. Elle
s'était vite éloignée en se dandinant sur ses jambes courtes et
enrobées de cellulites. Une fois qu'elle était sortie, une
sensation de soulagement m'avait pris !... Je remerciais maintes
fois par la pensée l'Oncle Nevrès qui m'avait aidé en donnant
des coups de klaxon afin d'inciter maman à se dépêcher. Si
celle-ci avait trouvé la photo licencieuse comment pourrais-je
désormais la regarder ? Qu'aurais-je fait si elle avait surtout
vu le gonflement qui soulevait le devant de mon pantalon ?...
On dirait que toutes les bêtes du monde circulaient en moi. Les
fourmis rongeaient mon estomac, les grives gazouillaient dans ma
tête, les mufles excités beuglaient comme des coups de tonnerre
dans mes oreilles. J'avais une faim de loup. Pourtant j'étais
incapable de trouver la force de me lever et prendre le repas
dans le garde-manger. Après un moment d'oubli, le remord qui
m'épuisait, recommençait à saigner comme une plaie
inguérissable. L'abcès me torturait le cerveau jusqu'à ce que
mes nerfs fussent paralysés. Maman m'avait recommandé d'emporter
la soupe de la vieille femme. Mais comment le faire ? Comment
oserais-je la revoir ! Comme si elle était informée de mon
mensonge enfantin, j'étais gêné et je la craignais. D'ailleurs,
c'était justement à cause de cela que j'évitais d'aller chez
elle ; je trouvais chaque fois un moyen de lui envoyer sa soupe.
Mais ce jour-là, maman n'était pas à la maison. Il était donc
impossible qu'elle l'emportât ; il ne restait que deux
possibilités : ou bien ce serait moi à tout prix qui devais
remettre à la pauvre femme son écuelle de potage ou bien je
l'aurais abandonnée à sa faim.
Il faisait déjà nuit puisqu'il avait déjà un bon moment que le
muezzin*de notre quartier avait annoncé aux croyants que la
prière nocturne allait commencer. En fait, on entendait les pas
des gens qui avaient accompli leur dévotion et qui rentraient de
la mosquée comme par exemple l'Oncle Haydar, le pépé de Sedat,
et le nouveau mari de Mevludanné - c'était un paysan courtaud
aux gros yeux globuleux et au ventre replet. Dès lors je n'avais
plus le choix, je devais agir en vitesse. Par surcroît, c'était
non seulement la soupe qu'il fallait lui porter, mais aussi le
plat de viande aux abricots que maman avait préparé avec un
grand soin pour me faire grossir un peu ; car d'après elle, un
enfant de mon âge, c'est à dire en âge de puberté, devait être
bien nourri.
Lorsque je fus arrivé devant la porte de chez elle, après avoir
traversé les chants des grives qui arrivaient du cimetière et
qui atteignaient une dimension effarante à cause de l'écho sur
la façade du petit turbé, j'étais si comblé d'émotion que je
n'osais pas soulever le loquet. Planté sur la troisième marche,
j'essayais de me reposer quelques instants et de reprendre mes
esprits. De loin, on entendait la voix criarde de Redjébié Tata,
immigrée de Bulgarie, appelant son petit-fils qui n'était pas
encore rentré à la maison :
"Hé, Ahmet ! Viens vite enfant ! La table est prête, les plats
refroidissent... N'oublie pas, si tu le forces, ton pépé te
battra à mort !..."
Après un moment d'hésitation, j'avais soulevé le loquet et me
voilà chez elle !
*
Elle me reconnaît à mes pas :
"C'est toi, fils ?"
Sa voix était gémissante. Elle sort la tête enfoncée dans la
couverture et m'apostropha doucement :
"Encore à manger ?"
Elle ne voulait pas de la soupe, mais, si je lui offrais un
verre d'eau et si je changeais ces pommes de terre posées sur
son front, elle me serait très reconnaissante. La bru du potier
les avait mises comme un remède naturel destiné à baisser la
fièvre, mais ces maudites tranches se réchauffaient très vite !
La pauvre jeune femme, malgré sa promesse, peut-être avait-elle
une besogne urgente, ne revenait toujours pas les renouveler. Eh
bien ! il n'y avait rien à dire d'une femme sans expérience,
avec trois enfants, elle était toujours occupée ne pouvait
perdre le temps auprès de la malade.
Je lui offre le pot de cuivre étamé que j'ai rempli avec l'eau
de la jarre qui était au vestibule. En soutenant sa tête par la
main, j'essaie de l'aider pour qu'elle bût facilement. Elle boit
ou plutôt elle imbibe ses lèvres d'eau. J'épluche une grande
pomme de terre sous une pluie de remerciements ; je la coupe en
tranches et les remplace avec celles que la jeune voisine avait
mises sur un fichu en coton fin. Au moment où je prenais le
bocal de café dans le placard, elle me rappelle qu'il y a des
lokoums dans une assiette en porcelaine fine ; elle voulait que
j'en mange. Après avoir enrobé les tranches de café, je lui
enroule le fichu sur le front et j'y fais un noeud. Dès que les
tranches fraîches lui touchent le front, les gémissements de la
pauvre prennent fin. Un peu soulagée, elle pousse un soupir et
voilà les remerciements qui se succèdent :
"... Que le Ciel te garde !... Que le Ciel transforme en or tout
ce que tu touches ! Que tous tes désirs soient réalises !..."
Sous cette pluie de souhaits cordiaux, je me sentais brisé et
accablé de remords. Elle répète plusieurs fois qu'il y a des
lokoums et ajoute :
"Prends-en mon fils ! Manges-en ! Vas-y mon chou, ne me force
pas à parler... Tu vois, j'ai de la difficulté à parler !"
Son regard qui se fixe tantôt sur moi, tantôt sur l'assiette en
porcelaine chinoise, est tellement inexpressif. Ses yeux pleins
de larmes prêtes à couler m'obligent à me lever et à m'avancer à
pas forcés vers le placard qu'elle désigne... La mollesse d'un
lokoum aromatisé de rose entre mes doigts... Un frémissement
subit dans mon corps... Je retiens difficilement le
haut-le-coeur qui trouble mon estomac. J'étais si confus ! Je ne
pouvais pas le refuser pour ne pas peiner la vielle et ni le
manger ; car, même la vue de ces lokoums enrobés de sucre en
poudre et de poussière de la rue provoquait en moi ce
haut-le-coeur. J'étais imprégné de sueur, je la scrutais ; elle
me fixait. Elle avait l'air de vouloir être sûr si j'en
mangerais. Donc, je n'avais pas d'autre moyen. Le glissement de
quelque chose de moue et d'aromatisée dans ma bouche... La main
sur la gorge pour retenir la nausée, je prends l'assiette de
viande aux abricots que je viens de laisser sur la table, je
m'agenouille près du lit, à son chevet.
"Vas-y, c'est ton tour... Maintenant, tu mangeras un morceau de
ce que je t'ai apporté. C'est très bon ! Maman l'a préparé
spécialement pour toi."
Elle objecte gentiment :
"Merci, mon beau fils ! Je ne peux rien manger... Même une bribe
me bouche la gorge..."
"Au moins quelques bouchées, pour mes beaux yeux..."
"Je ne peux pas, mon fils..."
"Du moins une seule bouchée. Simplement pour goûter..."
Il surgit une buée sur les yeux livides... Quelques faibles
scintillements... Elle essaie de mâcher à l'aide de ses
mâchoires usées l'abricot imprégné du jus de viande que je viens
de glisser dans sa bouche avec une fourchette... Elle essaie de
sourire doucement, pour me remercier. Soudain, un haut-le-coeur
!... Un remuement subit dans sa poitrine... Ses yeux deviennent
énormes. Après une série de rots successifs et bruyants, une
odeur d'éructation s'exhale et une sueur abondante afflue sur
son visage ridé... Le lokoum que je viens de manger me bouche la
gorge. Je regarde bouche bée, les yeux grand ouverts de la femme
aîné de l'Oncle Ehliman. J'étais incapable de faire quoi que ce
soit ; je me frottais les mains. Elle doit probablement
comprendre que je frémissais de peur, après avoir échappée à la
deuxième crise :
"Vas-y, mon gars, soupire-t-elle, ne traîne pas ici. Il devrait
y avoir un peu d'argent là, sous ce coussin orange, prends-le et
rentre chez toi. Demain tu iras au ciné avec tes copains..."
Ses lèvres bleuâtres se crispent. Un remuement, une ondulation
qui se répand de son abdomen vers sa gorge. Une crispation du
corps... Ses yeux deviennent de nouveau exorbités... Est-ce moi,
ce garçon, une assiette en cuivre étamé à la main, et qui crie :
"Ne meurs pas, je t'en prie !"
Une éructation. Encore une... Des bruits rappelant les
oiseaux... Les yeux fixés sur moi, elle essaie de murmurer :
"Vas-y, mon petit ! Ne perds pas le temps avec moi. Vas regarder
la télé... Moi, je ne suis pas en très mauvais état ; demain
j'irai mieux. Tu vas voir, je recommencerai à coudre des boutons
de chemise ; tu enfileras mes aiguilles. Et je te donnerai des
pistaches, des noisettes, à toi et à tes copains..."
Il me semble que le bleu foncé de ses lèvres disparaissait et
ses yeux se retiraient de nouveau dans les orbites. D'un seul
élan, elle me prend la main dans les siennes. Une fois que je
ressens sa chaleur, je me mets à frémir comme si je touchais une
marmite chaude. Entre temps, elle me sert contre son corps, me
caresse les cheveux, elle les flaire, les baise...
Plus tard elle me dit :
"Dis donc, mon chou, vas vite chez toi... Moi je me porte mieux.
Rien à avoir peur..."
Je me lève pour partir, mais une hésitation me prend :
"Et si tu meurs ?"
Un sourire vague sur ses lèvres livides.
"Dis donc mon petit ! Il n'y a rien à avoir peur. Eh bien, je
n'ai pas encore envie de partir de si tôt. Pourquoi parler de
mourir ? Attends un peu, il y a encore de beaux jours à vivre.
Penses-tu que je te quitterai avant que tu ne grandisses ? Eh
bien, quand tu seras ivre, sans moi, penses-tu que tu trouveras
quelqu'un pour te sauver de la boue de la fontaine ?..."
*
Je sors et je me promène un bon moment sous les peupliers
touffus entre le cimetière et la voie ferrée pour oublier ma
honte ; oublier l'acte indigne que j'avais commis envers cette
vieille au nom de mon passage de l'enfance à l'adolescence, aux
yeux de mes copains. Ni la peur, ni les ténèbres ni même la
sereine bise automnale ne m'empêchent de faire cette promenade
interminable qui ne prend fin qu'à quelques minutes après le
retour de maman.
*
Quand je m'étais réveillé le matin, papa et maman n'étaient pas
à la maison. Leur lit n'était pas défait... Par la fenêtre de
leur chambre, on voyaient deux hommes porter un long cercueil
vide, et Hussein, le demi-fou du quartier, essayait de porter
difficilement la table mortuaire sur laquelle on lave les
décédés, vers la petite maison de la femme aînée de l'Oncle
Ehliman...
(* «Avoir des dents ainsi qu'un oiseau» : Jeu de mots qui
faisait allusion au fait qu'on était jeune et qu'on avait les
parties du corps, surtout sexuelles, qui fonctionnent très
bien.).
(*Baklava, une sorte de millefeuille à pistache)
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